Nimby Le Préhistorique

Je ne comprends pas pourquoi cette gamine m’a laissé la parole. Question de pluralisme, de démocratie m’a-t’elle dit. J’ai le double de son âge, que connaît-elle de la vraie signification de ces mots du monde d’avant, cette zadette qui n’a vécu que dans sa roulotte, avec des parents post-hippies ayant détruit tout ce en quoi nous croyions ?

J’ai été un des premiers pionniers, j’avais à peine plus de trente ans quand l’économie s‘est effondrée pendant les 3Crises, un travail enrichissant dans la finance et des amis suffisamment fortunés, formés et bien entourés, pour que nous fondions un groupe d’autodéfense autarcique. Ils nous appellaient “survivalistes”, à leurs yeux des préhistoriques, des furieux, gardiens de l’époque d’avant, celle qui nous a tant apporté de progrès, d’abondance et de connaissances. Explorer la Terre, exploiter ses richesses, imprimer notre marque, notre modèle occidental. Ils nous hurlaient “Un autre monde est possible !”, “Sobriété heureuse !”, “Les humains ne sont pas des loups pour les humains”, “La société de consommation n’a pas de sens !”. Des utopistes, des naïfs, des crédules. Le monde n’est pas comme ils le croient. La vie est une lutte. Struggle for life.

Nous ne sommes pas pour autant aveugles ni imbéciles. Nous avons les connaissances, les compétences, les savoirs-faire. Nous savions que nous allions dans le mur. Que nous aurions immanquablement l’épuisement des ressources, le trop plein de gaz à effet de serre, le réchauffement climatique, les dérèglements de la météo, la montée des océans. Mais nous n’en tirions pas les mêmes conclusions. Pour eux, il fallait changer notre mode de vie, arrêter cette course vers l'abîme. Frugalité. Bougie, cheval et topinambours. Rutabagas les jours d’abondance. Panais à Noël (ouarf). Pour nous, le gâteau était trop petit pour être partagé. Trop de monde sur Terre. Pas question de malthusianisme ou d’eugénisme. Il suffisait de laisser faire la sélection naturelle. Que les meilleurs survivent. Nous nous sommes pris en main pour en faire partie. Nous en avions les moyens financiers et politiques.

Quand toutes les propriétés du bord de côte ont été expropriées devant la montée des eaux, nous avons négocié avec l’équipe municipale pour compenser cette perte par un terrain privé de 1000 ha à 15 m d’altitude minimum, de quoi patienter au moins deux siècles. Négociation aisée, nous votions sur la commune. Nous leur avons vendu le projet d’écocité. A condition que nous en contrôlions l’accès, que nous nous protégions nous-même. Nous avons été plus qu’exemplaires. La pointe du Blaire, version 2.0. A en faire baver tous les rabhidineux pouilleux. Tout est recyclé. Jusqu’aux toilettes sèches. Maisons passives productrices nettes de leur énergie. Photovoltaïque, petit éolien, méthaniseur, nous sommes indépendants des réseaux d’énergies. Autonomie alimentaire, avec jardins partagés en permaculture, légumes, petits fruits, vergers, allées de fruitiers, serres d’agrumes et de bananiers, vignes, orge et houblon, blé et légumineuses. Vaches, moutons et chèvres pour les produits laitiers et la viande. Poules, dindes, pintades. Moulin, boulangerie, abattoir, boucherie, atelier de laiterie, cave et brasserie. Tout est à profusion, le moindre espace est exploité. Nous ne nous sommes pas gênés pour piquer dans le modèle d’organisation de leur première ZAD de Notre-Dame-des-Landes, mais en l’améliorant pour le rendre réaliste et rentable. Pragmatique et bankable.

Clinique privée, nous avons toutes les professions médicales sur place, nous avons réussi à convaincre des personnes ultraqualifiées qui ont dû émigrer de leur quartier complaisamment appelé le “Trou de la Sécu” de Larmor-Plage quand “ils” ont mis en place leur bande des communs d’un kilomètre de large en bord de mer. Plate-forme pour hélicoptères en cas d’urgence. Ecole, centre culturel, gymnase, maison communale, bâtiments magnifiques. Liaison satellitaire avec les autres cités autonomes du monde entier. Ici, le télétravail est généralisé, rares sont les déplacements vers la Zone du Dehors[1], chacun peut trouver un job, intégration verticale.

Forcément, nous faisons des envieux, alors nous avons une police privée, nos cow-boys,  avec des rondes régulières pour sécuriser les quelques vingt kilomètres de clôture électrifiée, infranchissable et sous vidéosurveillance, caméras et drones. Notre tranquillité et notre survie sont à ce prix. Nous avons aussi arraché l’autorisation de disposer d’un stock d’armes, chacun sait s’en servir, le meilleur de la Suisse et des USA.

Les déplacements sont doux dans l’écocité, à pied, en vélo électrique ou pas, avec une remorque ou pas. Les véhicules motorisés sont réservés pour exploiter la terre et pour aller à l’extérieur, quoique nous réduisions au maximum ces sorties toujours un peu dangereuses pour notre communauté, préférant les livraisons par voie terrestre et par drones. Tracteurs agricoles au biogaz et auto-partage, les voitures appartenant à la collectivité. Nous avons sélectionné les plus sûres et les plus écolos, électriques et biogaz, toujours par souci d’image pour l’extérieur, quoique, quand on fait le bilan des émissions de CO2 d’une batterie électrique, ce n’est pas très brillant, un vieux véhicule à essence adapté au biogaz est nettement moins émetteur sur son cycle de vie. Nous avons un accès protégé à la mer, nos bateaux sont sur remorques, des semi-rigides ultra-rapides, motorisation électrique bien sûr, l’idéal pour la pêche sportive ou les déplacements discrets.

Forcément, nous faisons des envieux et comme nous sommes si peu face à la masse à l’extérieur, nous ne pourrions pas nous protéger sur la durée si nous n’étions pas indispensables. Alors nous faisons dans l’humanitaire. Notre clinique, ses spécialistes, ses lits en réanimation sont ouverts aux urgences pour les personnes malades de l’extérieur. La sélection se fait en accord avec les édiles des villages alentours. Nous leurs faisons profiter de quelques largesses. La fête annuelle de l’écocité, ainsi que les soirées au centre culturel, sont toujours l’occasion de s’attacher quelques personnes influentes. Leurs enfants sont aussi autorisés à profiter de nos salles de sport, à participer à nos compétitions et à quelques formations, s’ils sont sanitairement sans danger. Bref, nous avons une vie locale, mais sous contrôle, aseptisée, rien que le nécessaire.

Notre impact économique local n’est pas négligeable. Difficile de le mesurer mais nous faisons vivre des familles à l’extérieur : compétences pointues, matériaux de construction, équipements, nourriture, livraisons... notre autarcie n’est pas totale malgré ma volonté de la développer au maximum, même si je concède que cet ancrage économique nous protège.

Nous nous intégrons ainsi dans le tourisme “utile”. Formations, visites de nos équipements, explications de nos choix techniques, échanges, tout est bon pour diffuser notre modèle d’“ecocity way of life”. C’est une source de revenus non négligeable pour notre collectivité. Je suis très fier de m’être inspiré de la 17 Mile Drive de Monterey en Californie. Une route privée et payante pour circuler entre les demeures des milliardaires. Toutes proportions gardées, j’ai importé le modèle. Les gens ordinaires paient pour nous visiter tout en leur imposant des règles de sécurité essentielles pour notre collectivité : portiques anti-armes mais aussi mesure de la température corporelle, distanciation sociale, contacts physiques interdits, décontamination des espaces visités en fin de journée . Nous leurs vendons, chers, nos produits locaux bio, y compris notre bière et notre vin. Mais ils sont sous contrôle. Personne ne reste chez nous le soir et la nuit, notre restaurant et notre bar sont réservés aux résidents, la maison des hôtes pour la famille et quelques personnalités ou spécialistes quand cela est vraiment nécessaire ou qu’un isolement s’impose.

Nous recensons maintenant 1 687 âmes dans notre écocité. La doyenne, Marine, vient de fêter ses 102 ans. La plus jeune, Physalie, est née hier à domicile, tout s’est bien passé.

J’ai été le premier ici. Avec quelques pionniers, des architectes, des aménageurs, des agronomes, nous avons construit les bases de notre phalanstère. Notre Utopia Armoricaine. Le projet d’une vie. Toute notre communauté m’en est reconnaissante. Cela fait vingt-cinq ans que je suis reconduit comme chairman. Je m’en acquitte du mieux possible.

Alors, le meilleur des mondes ?

Presque.

Nous sommes résilients, nos bases sont solides tout autant que nos convictions. Nous savons nous rendre incontournables et sommes à l'affût de toutes les innovations. Nous sommes sains. Notre écocité a encore de longues années devant elle et deviendra sûrement un modèle enviable face à toute la chienlit qui nous entoure.

Mon inquiétude est ailleurs. Elle est endogène. Notre jeunesse. Malgré tous nos soins, toute notre éducation, je la sens attirée, pour certaines et certains, par le Dehors. Je vois bien leurs regards échangés avec ces visiteuses comme Job la Cataravannière. Attirance pour l’étrange, le différent, cette force primitive de survie qui émane de ces gens-là, de cette racaille écolo-gaucho-artiste, à l’assurance agaçante d’être sur le bon chemin. Une question d’hormones, de brassages génétiques, un besoin impérieux de la jeunesse depuis que l’espèce humaine existe.

D’autres horizons, d’autres vies, d’autres idées.

Ailleurs l’herbe est toujours plus verte.

L’illusion que la beauté de l’Art sauvera le Monde.

 

[1] La Zone du Dehors” - Alain Damasio - 1999