Job La Cataravannière : Plastikienne

Nuit noire. J’ignore l’heure. Je vais devoir régler ma montre-poignet mécanique au premier clocher rencontré. J’ai froid malgré mes pull et collants, comme au creux de l’hiver, moi qui viens de quitter une chaleur caniculaire en 30PC (2050 ancienne datation) … si Diogène ne s‘est pas trompé.

Voici à peine une heure, mais trente ans plus tard, il a versé le pétroleau dans les flotteurs en mesurant la quantité avec une balance de précision. Il m’a dit que c’était très important, qu’il ne fallait pas se tromper, au risque de me retrouver à une époque différente de celle qu’avait choisie le Club des Inven-tisseurs.

Il m’a demandé de fermer la porte. A travers le hublot, elles et ils étaient là, à me regarder avec intensité, comme si elles et ils risquaient de me perdre, de ne jamais me revoir. Diogène, Gaïa, Diatomée… et Crésus qui pleurait. Elles et ils m’avaient remis leurs textes. Ainsi que Nimby. Quand Diogène a versé le réactif, l’équipe m’a saluée comme au bord d’un quai, au sifflement du chef de gare, avec la tension de la motrice ébranlant la rame. Et j’ai cru lire sur les lèvres de Crésus un “Je t’aime !”. Puis tout est devenu sombre et je me suis instantanément retrouvée ici, dans le noir, sur cette place désolée avec une senteur marine de décomposition mêlée à celle du pétroleau avant qu’il ne soit transformé. Je ne comprends pas comment une “bestiole” de Crésus s’est invitée ici avec ma cataravane, mais elle me rassure, comme si toute l’équipe veillait sur moi à travers elle.

J’ai posé les messages de notre équipe sur la petite table, j’ai pris mon sac à dos avec les provisions, les habits chauds, les anciennes cartes terrestres et maritimes, l’adresse du collectif d’artistes que les Inven-tisseurs ont prévenu de mon arrivée. J’ai décroché le vélo, allumé les leds et je suis partie dans la nuit en faisant un petit au-revoir à ma “bestiole”, pour explorer les alentours, me repérer sous la lumière crue des candélabres avant de me diriger vers la Presqu’Île.

Les artistes savent que je dois venir les retrouver cette nuit. Les Inven-tisseurs leur ont expliqué. Ils ont un rôle important à jouer. A leur époque, elles et ils sont peu nombreux à le savoir. Leur Monde se partage entre les “réalistes” et les “rêveurs”. Les premiers ont le pouvoir. Et si l’Art existe, il n’est perçu que comme un surplus, un dérivatif, du superfétatoire. Il ne nourrit pas le corps, ne fait pas avancer les porte-conteneurs ni les voitures, ne construit pas les habitations ni les usines. La majorité des humains ne sait pas encore que l’Art est indissociable de la Technique. Deux faces de la même raison d’être. De la vie. De la compréhension.

Ma mission ici est de rencontrer un collectif d’artistes de votre époque. Des Plasticiennes et Plasticiens, Conteuses, Chanteurs, Écrivaines…. Et un groupe de scientifiques, des sciences climatiques et des sciences sociales, océanographes, climatologues, sociologues.

De ce creuset, de cette alliance, nous lancerons les bases d’un monde enviable où l’Art aura toute sa place.

Dans votre Monde de 2020, l’explosion de la Technique au détriment de l’Art a entraîné le dérèglement climatique, l’épuisement des ressources, la sixième extinction. Il n’y a plus rien derrière la ligne d’horizon, le vide a remplacé l’herbe plus verte, une Terre invivable se dessine. Mais je vous rassure, vous allez trouver pour nous, vos enfants, un Monde futur plus enviable, plus optimiste, plus rassurant. Grâce à vous, dans notre Monde de 2050, pour vivre en harmonie avec le Vivant, comme tous mes amies et amis, comme la majorité des habitants, j’ai une part de moi dans la science, le concret, le pratique et l’autre dans la création, le rêve, le silence, la contemplation. Pour nous, ce sont les mêmes racines sous d’autres facettes, indissociables les unes des autres. Cette évidence nous a sauvé pour créer notre monde de 2050. Moi, Job la Cataravannière, je suis science-activiste et plastikienne. Diatomée, biologiste enseignante et musicienne. Gaïa, accompagnatrice du changement et chercheuse de rêves. Diogène, trouveur en pétroleau et sculpteur sur acier. Crésus, ouvrier agricole, ostréiculteur, aquaculteur, équilibriste et jongleur. Nous sommes des milliers à être multiples. Comme les Bretons à l’époque de l’état-civil, nous portons nos surnoms mais nous ne sommes plus Bihan, Braz, Corre, Du, Calvez, Goff, Pennec, Pensec.... Nous sommes la Cataravannière, l’Aquabihanne, la Chercheuse de Rêves, le Sobre heureux, l'Équilibriste… ou le Préhistorique comme Nimby.

Notre Monde ressemble au vôtre, mais il est plus chaud, plus instable, plus dur, plus changeant. Nous savons que le CO2 rejeté dans l’atmosphère y est pour des siècles, que les eaux continueront de monter, les températures aussi. Les phénomènes extrêmes ne le sont plus. Nous nous sommes adaptés, nous nous sommes reconnectés à la Terre. Nous sommes liés à Elle, aux autres êtres vivants qui la peuplent et qui sont autant de maillons de vie qui la maintiennent habitable. Nous avons cessé de ne penser qu’à nous. Nous avons cessé de croire que nos désirs, ou plutôt ceux que l’on nous inculquait, soient nos besoins. Nous avons cessé de consommer. Nous réparons ce que les générations précédentes ont dégradé ou détruit. Nous avons déjà arrêté notre course vers l'abîme. Il nous faudra des centaines de générations pour revenir à l’Eden. Mais nous sommes sur le chemin.

Notre Monde ressemble au vôtre, nous sommes les mêmes Humains traversés par les mêmes espoirs, les mêmes envies, les mêmes besoins, les mêmes amours, les mêmes peines, les mêmes colères, comme depuis des milliers de générations quand les premiers Sapiens sont apparus puis ont quitté leur berceau du Botswana il y a 170 000 années.

Notre Monde ressemble au vôtre, mais nous le voulons beau, parsemé d’oeuvres “inutiles”, éphémères ou pérennes. Nous avons nos mantras, nos mandalas, nos chemins de rêves, nos statues, nos parures, nos chants, nos écrits, nos danses, nos histoires et contes, nos langues, nos jeux et tout ce que l’esprit humain peut créer. Toute notre puissance, cette incroyable force de notre espèce, nous l’avons détournée vers l’Art pour l’empêcher de continuer à détruire.

Nous savons que la prise de conscience puis le changement radical de mode de vie et même de société n’est possible qu’en passant par l’Art. C’est l’Art qui fera changer nos perceptions.

Parce que nous savons que seule la beauté de l’Art sauvera le monde.