Diatomée L'Aquabihane

Je me souviendrai longtemps du jour où Job est arrivée au village flottant à bord de sa Cataravane. Nous croisons de drôles d’oiseaux migrateurs dans le Golfe mais nous n’avions encore jamais vu de Cataravannière ! Nous étions un vendredi, semaine d’école en mer.  Avec les élèves de la classe autogérée, nous enregistrions le son d’un petit groupe de dormeurs affairés à décortiquer les restes d’une tête de poisson pour compléter notre base d’enregistrement de créations aquacoustiques. Les enfants m’impressionnent beaucoup, ils connaissent déjà très bien les habitudes des différentes espèces, savent où et quand les observer, distinguent leurs différents sons avec une aisance presque innée . Au programme du jour, ils avaient également souhaité faire du dessin d’observation et s’étaient portés volontaires pour plonger à la recherche de quelques modèles vivants. J’étais en train de m’émerveiller de tout cela quand nous avons repéré un très léger vrombissement dans l’hydrophone. Rien n’échappe à notre matériel de pointe, pas même les moteurs les plus silencieux d’aujourd’hui. Je balayais l’horizon pour repérer ce qui venait troubler les ondes, mais déjà la petite Leïla pointait l’index vers l’étrange embarcation. Sortant de derrière les pins de Mouchiouse, une étrange caravane flottante avançait droit vers nous ! J’ai d’abord cru que le soleil blanc et la chaleur caniculaire de cette fin de mois d’avril m’avaient miragé la vue, mais, plus l’objet grossissait, plus il ressemblait en effet à une caravane montée sur deux flotteurs de catamaran. Bardée de tout un accastillage disparate, et arrimée derrière un petit bateau à moteur elle était pilotée par une jeune femme étrangement accoutrée. Job. La nouvelle résidente que nous attendions. Elle devait venir avec son bateau habitable mais je ne m’attendais pas à cet OFNI (objet flottant non identifié)  ! Excités à l’idée de faire la rencontre de ce drôle de personnage, nous avons rapidement rangé le matériel, remis l'hippocampe et la baliste - nos modèles vivants du jour - à l’eau, refermé vite fait les carnets de bord et mis les voiles pour aller à sa rencontre et l’escorter jusqu’au village.

Job venait pour six mois de résidence. Drôle de style. Post-baba hippie croisée de clinquant brillant. Elle était coiffée d’une de ses créations, une jolie couronne de plastiques flottés . Sa chasuble semblait tricotée de myriades de fibres multicolores du même matériau recyclé.

Nous l’avons amarrée au ponton sud, après la barge potagère, car nous trouvions drôle l’idée d’avoir une caravane au fond du jardin. Toute la classe a pu visiter la Cataravanne, dedans comme dehors, en grimpant sur le toit, squattant le fauteuil sous le tau, ou s’enroulant dans les filets à plastiques. Puis les enfants ont tiré Job par la main, tout au long des pontons et en sautant de barques en barques pour saluer les habitants science-activistes (c’est le nom que l’on se donne tous ici). Ils l’ont guidée jusqu’à découvrir toutes nos installations : désalinisateur et centrale solaires, petites hydroliennes, barge de recyclage, ateliers de fabrication et de réparation, labo sec et labo humide, écloserie, récif artificiel, station de plongée mobile, filet-trampoline géant…

Dès le lendemain matin, elle emmenait un nouveau groupe d’enfants pour une partie de pêche au plastique suivi d’un atelier de création “plastikienne” et le surlendemain c’était à elle de se laisser guider par les enfants pour une journée de travail au récif artificiel. Nous y travaillions alors sur la mise à jour des suivis de croissance des gorgones, des mollusques et du plancton mais aussi sur des expérimentations liées à l’acidification et au réchauffement de l’eau. Nous voulions tester la fabrication de récifs en calcite d'huître, et Job a pu les aider à imaginer leurs structures.

Les résidences se passent comme cela ici, un savant mélange de projets artistiques ou scientifiques personnels, de co-apprentissages avec les enfants et de contributions à l’enrichissement des recherches en cours.

Le village existe depuis plus de 10 ans. Il a bien grandi depuis sa création ! Avec mon binôme - mon amour de bio-acousticienne - et un autre ami océanographe nous voulions faire de la science autrement, nous voulions être sur terrain, en contact avec les citoyens. Face aux grands défis du changement climatique et du déclin massif de la biodiversité, nous voulions montrer l’exemple sans nous contenter de nos diagnostics. A quoi bon signer tribunes sur tribunes et lancer des appels aux gouvernements sans jamais observer de réelles actions en retours ? Nous avons agi par nous-mêmes, selon nos moyens et persuadés que le changement de fond ne pourrait venir que d’en-bas.

Nous avons commencé avec une vieille plate ostréicole et nous l’avons équipée avec des instruments de récupération, tout ça sur notre temps libre. Un peu bricolée mais cela nous a permis de commencer à expérimenter, tester le principe. Rapidement d’autres amis chercheurs se sont joints à l’aventure et avec le soutien de la bio-région et des financements participatifs, notre projet a pris de l’ampleur ! En quelques années nous avons aménagé quatre autres plates ostréicoles, greffé et transformé un grand catamaran et adaptés trois vieux habitables pour pouvoir résider sur place les temps de recherche. Au fur et à mesure des agrandissements,  nous avons relié toutes les embarcations à l’aide de pontons flottants et même récupéré une ancienne navette Navix transformée par la suite en station biologique avec son labo sec, son labo humide, sa bibliothèque et son atelier de création. Quand la taille de la structure nous l’a permis, accueillir  les enfants de la région à bord nous est apparu comme une évidence : l’école en mer était née...

À la fin d’une semaine bien chargée, nous avons organisé notre traditionnelle fête d’accueil. Ce soir là, sous nos applaudissements, Job a fait tourbillonner sa grande parure de plastique au rythme de l’orchestre, dans une sorte de transe et de danse du ventre néo-bretonne. Nous avons pu dire : “elle est des nôtres”. Animée par la soif de ce qui est inutile et qui, pourtant, remplit nos vies.

Elle sait, comme nous, que seule la beauté de l'Art sauvera le Monde.