Crésus L'Équilibriste

Bonjour. Je ne suis pas habitué à parler de moi, mais je n’ai pas pu refuser de préparer ce message à destination de vous, nos ancêtres, enfin... nos aînés de 30 ans. D’ailleurs, je ne peux rien refuser à Job quand elle me regarde avec ses yeux brillants d'intelligence, son sourire moqueur et sa force tranquille comme pour m’encourager. En fait, je me demande qui peut lui refuser, elle a même réussi à entortiller ce vieux bouc de Nimbyque, respect !

Nous pourrions être frère et soeur. Nos parents étaient des ados de la première ZAD, la primordiale, la mère de toutes les ZAD, la Landaise, des “zados crados” comme ils se nommaient. Ils ont partagés les mêmes squats, fermes et bâtiments éphémères, vie collective au point que leurs deux couples auraient pu s’interchanger. Je n’ai pas trop posé de questions vu nos ressemblances, paraît que les enfants adoptifs donnent l’illusion d’être de la même fratrie. En tout cas, les ex-zados crados, c’étaient des farceurs. Job est née la première, avec son prénom adapté au mode de vie à atteindre dans l’idéal. Un mois plus tard, à ma naissance, j’ai hérité de Crésus, histoire de soutenir que l’on pouvait être riche dans le dénuement. La série loufoque a continué avec Jonas le Pêcheur ou Amos Le Berger. Sans oublier les nouveaux-venus comme Diogène le Sobre Heureux.

Cela ne va pas être facile de vous expliquer tout ce que je fais, moi-même je m’y perds.

Contrairement à Job, j’étais un “tédéahache” à l’école. Un “trouble de l’attention avec hyperactivité”. Il fallait régulièrement me décoller du plafond, me décrocher de la tringle à rideau ou me faire tomber comme une noix de l’arbre de la cour de l’école. Pourtant mes instits ont fait des efforts démentiels pour m’intégrer avec leur pédagogie Montesso-Freineto-Summerhill active. Impossible de rester sagement dans un endroit à écouter, même quelques secondes. Lassés d’aller me chercher dans les branches, mes parents m’ont confié aux circassiens. Je suis forcément devenu équilibriste mais aussi jongleur, souvent les deux à la fois. Et c’est ce que je fais encore. Sur le fil de janvier à décembre, à jongler selon les saisons et les demandes, entre l’agriculture, le maraîchage, l’ostréiculture ou la pêche. Du concret, du manuel. je suis l’homme à tout faire, l’ultime recours quand on a tout essayé, le gars qui va bricoler un outil ou une solution avec trois fois rien, ou s’en tirer dans des situations impossibles pour les autres. J’ai même mes entrées à “The Ecocity” quand “Nimby le propre sur lui” ne peut vraiment pas faire autrement.

Job, c’est la tête, moi, c’est les mains et les jambes. Pas d’ancrage. Même pas de cataravane ou de barque pontée, je squatte comme les darons à la Belle Epoque, mon sac à dos, mon sac à viande, souvent la tête dans les étoiles, sur un quai, une barge, un tas de foin ou sous un chêne vert. Elle est pas belle la vie ?

Je me suis pris un mal de dos à préparer les buttes pendant une semaine. Mais il vaut mieux un tour de rein aujourd’hui qu’un cancer dans 20 ans. Travailler la terre, c’est redevenu sain, maintenant que les pesticides et les engrais chimiques sont interdits depuis… presque 20 ans. Les néonicoti-tueurs sont une vieille histoire, comment avez-vous pu supporter ces saloperies ? Si l’on roulait encore en SUV, et à fond, on pourrait se rendre compte de l’incroyable quantité d'insectes écrasés sur le pare-brise et le pare-buffle. Sans oublier les kilos de miel dans les ruches... J’aide au maraîchage en permaculture sur les communs de la Presqu’Île depuis une semaine, leur surface s’agrandit chaque année avec les préemptions des biens mis en vente. Vu leur étendue et le nombre de volontaires, bientôt toute la population pourra profiter de légumes, de petits fruits, produits localement, en échange exclusivement de la monnaie d’ici pour faire tourner l’économie locale. Je ne suis payé qu’avec des Bizh, c’est autrement plus agréable pour bosser qu’avec des zeuros. Ce matin, en repiquant les courges, les courgettes, les poivrons ou les aubergines - c’est un peu tard mi-avril - j’ai planifié, avec Amos, mes chantiers agricoles pour la saison. Dans quinze jours nous commencerons les premiers foins, toujours sur les communs. Soit j’andainerai et ramasserai à la main si les parcelles sont trop petites, soit je serai le chauffeur d’un tracteur au biogaz pour la ferme de la commune. Bientôt je serai formé à la traction animale, je kiffe d’avance d’accompagner les chevaux de traits ou les boeufs attelés pour fignoler les parcelles non mécanisables, débarder ou arracher les palétuviers invasifs avicennia dans les marais mangrovés. C’est dingue comme la production de foin s’est développée depuis plusieurs années en sélectionnant des espèces adaptées à la sècheresse estivale parce qu’il n’est plus possible de laisser les bêtes toute l’année au parc, elles n’auraient rien à manger l’été, trop sec sur les sols sableux de la Presqu’Île. Itou pour les céréales. Comme l’irrigation est interdite, le maïs a disparu au profit du sorgho ou du millet, du blé ou de l’orge d’hiver récoltés fin du printemps, début de l’été. Je ferai donc les moissons pour la CUMA de la commune. Mi-août, je passerai aux vendanges du chenin, du chardonnay et du cabernet franc. A la hotte, comme chaque année. Avec une bouteille de blanc ou de rouge en attente en bout de rangée, j’apprécie encore mieux notre vin d’ici, bonifié par les étés secs et chauds. Ensuite j’aiderai au chai de la coopérative à surveiller la fermentation des cuves pleines à ras bord, piétiner le moût en évitant de le traverser et de me retrouver dans le jus chaud avec plein de bulles chatouillant le corps. Puis ce sera la saison des huîtres. Elles sont d’élevage donc commercialisables sans limitation de distance contrairement au poisson sauvage et ses 20 kilomètres maxi… Attention, les triploïdes ont été interdites et les écloseries détruites après les crises à coronavirus ! Maintenant ce ne sont que des naturelles, captées en mer, avec une telle diversité génétique qu’elles se sont adaptées à la température de l’eau et à son acidification. Très facile de m’embaucher au village ostréicole installé en bord de côte sur les anciennes propriétés privées rasées, tous les chantiers sur pilotis ou flotteurs sont regroupés et, avec la haute saison et mon expérience, je n’ai que l’embarras du choix. J’irai sûrement retourner les poches sur les parcs, relever les nouvelles filières en pleine mer mais aussi laver, trier et mettre en bourriches. J’aime bien bosser avec les ostréiculteurs comme avec les paysans, tu ne peux pas tricher avec la nature, elle t’impose son rythme et ses contraintes, elle t’apprend l’humilité qu’ils ont oubliée à l’écocité.

Et après ? Repos ! Je ferai le tour des amies et amis, collectifs artistiques, plasticiens mécaniciens, soudeurs paysans ou charpentiers poètes, je crains de très longues soirées jusqu’à plus soif et tout plein d’échanges pour me faire chaud au coeur.

Puis l’année reprendra, je retendrai mon fil, ressortirai mes balles, prêt à rejouer mon numéro.

Je commencerai avec les pêcheurs, les vrais, ceux du coin, je devrais plutôt dire “celles”, les patronnes sont majoritaires et moi, ça me plaît de faire le mousse pour elles. Que de la pêche côtière, à la journée, avec des petits bateaux, la pêche industrielle a été interdite depuis 20 ans, moratoire mondial. Casiers, lignes, filets, tout est réglementé pour limiter les prises mais la pêche artisanale s’en sort plutôt bien avec l’augmentation du prix du poisson et le retour des espèces, même si la consommation en frais ne peut se faire que sur place, seuls les produits transformés peuvent circuler, les ateliers locaux en profitent.

Combien de temps vais-je faire ce chemin ? Encore quelques années peut-être, tant que le corps tient. A moins qu’avec quelques amies et amis - j’aimerais que Job en fasse partie - nous nous engagions dans l’aquaculture en utilisant les terrains conquis par la montée des eaux. Que des poissons brouteurs, non carnivores, nourris avec des végétaux, bio et sans antibios. De toute façon, le poisson sauvage, c’est terminé, il ne peut nourrir la population mondiale. Comme pour le gibier que l’on ne mange pratiquement plus depuis des centaines d’années…

Ce sera de l’Aqua Culture. Je tendrai mon fil au-dessus des bassins et lancerai mes balles vers le ciel pommelé ou azuré. Nos bâtiments, nos outils et nos machines devront être beaux. Nous y mettrons du complexe, de l’inutile, de l’inefficient, du non rentable, de l’indolent. Et mes enfants à venir joueront sous la protection de ces nouveaux totems.

Parce que la beauté de l'Art sauvera le Monde.